L’innovation, nouvelle frontière des stratégies de Développement Durable
Tribune d’Elisabeth Laville, co-fondatrice du Programme Noé, fondatrice d’Utopies et de Mescoursespourlaplanete.com, parue dans le blog Makestorming le 30 mai 2016
« Aujourd’hui le problème n’est pas de produire plus pour vendre plus : la question fondamentale est d’abord celle de la légitimité des produits à exister. Parce que si le nouveau produit ne rend pas un service nouveau, n’apporte pas une compétence nouvelle, alors il n’est qu’un acte vénal porteur de conséquences graves en termes d’appauvrissement des richesses de la Terre, mais aussi d’abrutissement et d’appauvrissement des gens car il faut multiplier les campagnes de marketing et de communication pour le vendre… »
Philippe Starck, interview par Utopies (1998)
Le développement durable dans l’impasse
Le développement durable ne change rien s’il ne change pas les offres de produits et services, de sorte que la convergence entre l’innovation et le développement durable est à la fois inéluctable et urgente. De fait, après une vingtaine d’années de mise en œuvre dans les entreprises, le développement durable est dans l’impasse : pour les observateurs les plus exigeants, il tourne souvent à vide, puisqu’il échoue à résoudre les problèmes planétaires auxquels il ambitionne de répondre. La preuve : si grâce aux efforts des entreprises, il faut aujourd’hui un tiers de ressources naturelles en moins qu’il y a 30 ans pour produire une unité de PIB ou PNB, nos consommations globales de ressources ont doublé sur la même période. Autrement dit, sur la plupart des marchés, l’explosion des ventes, boostée par la croissance économique et l’augmentation de la population, fait plus qu’annuler les progrès réalisés du côté de la production.
De la production à l’usage
La cause en est simple : les démarches de développement durable sont focalisées sur ce qu’il se passe à l’intérieur de l’entreprise, à savoir les pratiques internes, les systèmes de management et les processus de production (pour en minimiser les impacts négatifs)… mais beaucoup moins sur ce qu’il se passe à l’extérieur, au-delà de la barrière de l’entreprise, du côté de l’offre, des produits, de la stratégie commerciale et des marques. Or avec les outils de mesure de l’impact d’un produit tout au long de son cycle de vie, on sait désormais que la phase d’usage est souvent bien plus importante que la phase de production : ainsi, l’impact climatique du secteur automobile est-il lié pour 12% aux usines et pour 80% aux véhicules pendant qu’ils roulent – et il en va de même pour un jean, dont 58% de l’impact climatique survient après l’achat par le client (lavage, pressing, repassage et fin de vie).
L’avènement du choice editing
Hier, les offres « vertes » ou « responsables » restaient des « niches » avec une ambition commerciale quasi-inexistante et un soutien marketing très faible qui ne leur permettait pas de sortir de l’ornière alternative pour alter-consommateurs urbains, aisés et éduqués où elles semblaient cantonnées. Mais les temps changent : 78% des leaders d’opinion européens pensent désormais que les produits responsables doivent être proposés à la place des produits conventionnels, et pas en complément . C’est l’avènement de ce que les Anglo-saxons appellent le « choice editing », qui consiste à changer radicalement l’éventail du choix laissé au consommateur – en cessant de vendre les produits inutilement nocifs à la planète ou aux personnes, en les remplaçant par des alternatives responsables.
La fin des gammes vertes
Le mouvement est en marche : des acteurs nationaux majeurs et des grands groupes mondiaux se distinguent désormais par un engagement à transformer la majorité ou l’intégralité de leur offre d’ici à quelques années. C’est la fin des gammes vertes : désormais, le développement durable est le premier levier d’innovation, pour paraphraser un article de la Harvard Business Review (« Why Sustainability Is Now the Key Driver of Innovation » de Ram Nidumolu, C.K. Prahalad et M.R. Rangaswami, septembre 2009). Les leaders de ce mouvement optent pour des choix radicaux et n’ont plus de scrupules à lier explicitement, dans leur discours, le développement durable et les opportunités de business.
Philips s’est engagé sur dix ans à ce que les produits verts représentent plus de la moitié de son chiffre d’affaires, tandis que Marks & Spencer, Nike ou Starbucks affichent des objectifs sur 100% de leur offre. Dans la restauration, alors que McDonald’s et Coca-Cola enregistrent des ralentissements importants de leurs ventes (McDonald’s accuse un recul de – 3,6% et -14,8% pour le CA et les profits en 2014, tandis que Coca-Cola a annoncé un plan d’économies de 3 milliards de dollars jusqu’en 2019 et la suppression de 2000 emplois, soit 2% de ses effectifs) révélatrice du désamour des consommateurs pour le fast-food, l’enseigne tex-mex Chipotle, qui a placé depuis plusieurs années au cœur de son positionnement un engagement pour une nourriture fraîche, saine et locale, enregistre des taux de croissance à deux chiffres (+17% d’augmentation des ventes en 2013, sans compter les 200 restaurants nouveaux ouverts chaque année) et s’avère très résilient lorsque des problèmes sanitaires menacent la marque.
En France aussi, l’enseigne de jardinerie Botanic décide d’abandonner la vente des produits phytosanitaires au profit d’une promotion plus large du jardinage biologique, cependant que le repreneur de la CAMIF redresse avec succès l’entreprise autour d’une offre ciblée sur le « made in France », sur un marché du mobilier dominé par les importations. Sur tous les marchés, les marques leaders placent l’utilité, le rôle et l’engagement sociétaux au cœur de leur positionnement et de leur raison d’être. Ainsi la marque-phare de l’outdoor Patagonia a-t-elle pour mission affichée d’utiliser ses activités pour contribuer à résoudre la crise environnementale : tout ce qui est fait va logiquement dans ce sens, du coton bio au polyester recyclé, en passant par la garantie à vie ou la vente de vêtements usagés via un partenariat avec eBay. Ajoutons pour ceux qui resteraient sceptiques que les problèmes (planétaires) dont les marques ne s’occupent pas… finissent toujours par s’occuper d’elles et de leur réputation, via des campagnes menées par les ONG et relayées par les médias (voir récemment Greenpeace contre Petit Navire ou Levi’s, Bloom contre Intermarché, etc.). Et qu’à l’inverse les marques-leaders affichent aussi de meilleurs résultats financiers (+133% selon Havas, étude « Meaningful brands », 2015) qui « ringardisent » et intriguent leurs concurrents…
Place à la réinvention durable
Mais comment pratiquer l’innovation durable ? C’en est fini de l’époque où un produit pouvait se vendre plus cher uniquement parce qu’il était « vert » : désormais le caractère « durable » est l’un des attributs d’un meilleur produit, un point c’est tout, mais sans sacrifice demandé au consommateur sur ses autres critères de choix. Sur tous les marchés, des labels se multiplient pour apporter des garanties aux consommateurs et servir de guide de conception aux fabricants sur tous les enjeux pertinents (sourcing des matières premières, conditions de travail, impact de l’usage, fin de vie), des approches de rupture se développent pour aider les entreprises à innover autrement (écologie industrielle, biomimétisme, design thinking, co-conception avec les parties prenantes…) ou pour ré-inventer leur modèle économique (économie circulaire, fonctionnelle, inclusive et collaborative). Dans certains cas, avec l’aide du digital, ces modèles permettent aussi de résoudre le dilemme posé par Philippe Starck en amont, en déconnectant l’usage du produit de sa possession, en favorisant la mutualisation des objets mais aussi leur accessibilité, en dématérialisant le service qu’ils nous rendent de sorte qu’il ne génère pas plus de consommation de ressources naturelles ou de déchets, etc.
Penser la durabilité dès l’amont
Alors bien sûr, pour que cela fonctionne, l’innovation durable doit être intégrée le plus tôt possible, idéalement à la raison d’être de la marque, au brief innovation et au modèle économique en amont de la conception – tant il est vrai qu’en matière de développement durable les ajouts de dernière minute sont rarement heureux. Pour preuve, l’adjonction de technologies solaires ou de pilotage énergétique dans un bâtiment ne suffit pas à le rendre écologique s’il n’a pas été conçu dès le départ de manière bioclimatique – en utilisant avant tout des moyens architecturaux et des systèmes de construction simples qui permettent de chauffer, rafraîchir ou ventiler l’ambiance intérieure d’une construction.
Un outil anti-greenwashing
C’est au fond pour stimuler cette approche globale et intégrée en amont, dès la phase d’idéation, que nous avons conçu, avec nod-A, cet Ideamaker Innovation Durable. Des attentes des parties prenantes aux exemples de modèles économiques innovants, des leviers d’innovation durable aux bénéfices sociaux ou environnementaux visés (organisés autour des trois axes du progrès à la Renaissance : améliorer le bien-être individuel, améliorer la relation entre les gens et améliorer la relation à la nature), de la permaculture à l’économie sociale et solidaire, du biomimétisme à la vente en vrac, le jeu est conçu pour vous aider à faire des liens entre les initiatives les plus inspirantes, à créer de nouveaux ponts entre des concepts les plus prometteurs, à éviter les pièges les plus grossiers du « greenwashing » et à construire votre innovation comme le suggérait Churchill en voyant « les opportunités dans les difficultés, plutôt que l’inverse ».
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