C’est quoi l’écoféminisme ?


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Deux grandes questions sont aujourd’hui à l’agenda : la condition des femmes et l’environnement. Et si ces deux thématiques étaient étroitement liées ?

Le mouvement de l’écoféminisme défend cette approche qui entrelace les enjeux de l’empowerment des femmes et ceux de la préservation des ressources de la planète. Mais que recouvre ce mouvement ? Quelle est son histoire ? Quels sont ses « courants » et figures de proue ? Quelles sont ses applications concrètes ? Quelles critiques essuie-t-il, aussi ? Nous passons le concept à la loupe.

1973-74 : Garhwal-Paris ­– double acte de naissance de l’écoféminisme

Un pamphlet militant à Paris

Le mot « écoféminisme » apparait pour la première fois sous la plume de la philosophe Françoise d’Eaubonne dans son essai Le féminisme ou la mort. Derrière ce titre radical, une lecture visionnaire du monde tel qu’il se confrontera quatre décennies plus tard à toute une série d’urgences : des ressources naturelles qui s’épuisent plus vite qu’elles ne se reconstituent, des problématiques démographiques engendrant des tensions massives, des conflits liés à l’accès aux terres, à l’eau et aux forêts, des défis sanitaires en lien plus ou moins étroits avec le rapport des humain·e·s aux animaux…

Eaubonne accuse : la « phallocratie » (dont elle forge aussi le terme). L’histoire récente des institutions ayant écarté les femmes des décisions et celle de l’industrialisation ayant organisé l’exploitation des ressources naturelles et humaines (notamment féminines) serait selon elle à l’origine d’une économie et d’une société dysfonctionnelles, menaçant la planète toute entière.

Un mouvement de désobéissance écolo-pacifique en Inde

A la même époque, à 5 fuseaux horaires à l’Est de Paris, des villageoises illettrées de la région indienne de Garhwal ont lancé le mouvement Chipko pour contester la décision du gouvernement de soutenir l’implantation des usines d’une compagnie industrielle dans leurs forêts alors que peu auparavant, des aides pour cultiver les terres locales leur avaient été refusées. Ces femmes, se tenant par la main, décident de former une digue humaine autour de la forêt, pour empêcher l’abattage des arbres dans la zone où l’entreprise veut s’installer.

Leur action pacifique paie : les autorités renoncent au projet industriel et, après plusieurs années de discussion, déclarent un moratoire sur l’abattage des arbres dans plusieurs régions d’Inde. Fortes de cette victoire, les femmes de Garhwal donnent une nouvelle ampleur au mouvement : elles se font connaître de grandes ONG qui les soutiennent pour mener d’autres actions de protection de l’environnement et elles s’organisent pour œuvrer à l’empowerment des unes et des autres.

Des actions à haute portée symbolique

La marche des femmes sur Arlington

Le mouvement écoféministe éclot parallèlement dans le monde anglo-saxon. En 1980, un groupe de femmes engagées à la fois pour l’égalité de genre et contre la course aux armements nucléaires organise la grande conférence « Women On Life And Earth ».

Quelques mois plus tard, les partipantes à cet événement se retrouvent pour la Women’s Pentagon Action : plus de 2000 femmes marchent sur Arlington, où siège du département américain de la défense. La manifestation part du cimetière de la ville où, symboliquement, elles donnent des sépultures à des femmes, depuis invisibilisées par l’effet Matilda jusqu’aux victimes de violences conjugales en passant par les sorcières médiévales. Puis elles gagnent le Pentagone qu’elles encerclent en se tenant les unes les autres avec des foulards tout en scandant des slogans anti-guerre, en réclamant des mesures contre les armes, en dénonçant les jouets violents que l’on donne aux petits garçons dès l’enfance. Elles décorent le bâtiment avec des fleurs, des plumes et des feuilles et tissent sur les entrées des toiles avec des fils colorés qui symbolisent que toute vie est connectée.

Le « campement pour la paix » de Greeham Common

De l’autre côté de l’Atlantique, en 1981, une trentaine de femmes galloises opposées au projet de l’OTAN d’installer des missiles nucléaires sur la base militaire de Greenham Common y plantent un « campement pour la paix ». Elles sont bientôt des centaines à le rejoindre. Lors d’une action de décembre 1982, les voilà 30 000 qui encerclent la base. L’année suivante, une nouvelle action réunit 10 000 femmes qui forment une chaîne humaine de plus de 20 km pour rallier Greenham à une usine d’armements. Elles se retrouvent quelques mois plus tard à 50 000 pour protester contre une livraison d’armes nucléaires sur la base. Et plusieurs fois par an, jusqu’en l’an 2000, elles mènent des actions pour la paix, la protection de l’environnement et les droits des femmes.

Dans les premiers temps, elles sont raillées, par la presse en particulier, qui s’étonne que des femmes qui disent se battre pour l’avenir de leurs enfants préfèrent militer que de s’en occuper à la maison ! Puis, elles sont de plus en plus souvent mises en cause pour le caractère illégal de leurs actions. Avant d’être finalement considérées comme une communauté de marginales, contestées aussi dans les années 1990 par les mouvements pacifistes et environnementalistes plus « mainstream » qui jugent leur action contre-productive et s’agacent du rapprochement entre féminisme et écologie.

Tensions entre écoféminisme et écologie « généraliste »

Les tensions entre les écoféministes et les écologistes que l’on qualifiera de plus « généralistes » s’exacerbent à la fin du XXè siècle et au début du XXIè siècle. Diverses causes à cela :

  • Du côté du mouvement pour la préservation de l’environnement, on est gêné par l’approche insuffisamment universaliste d’un problème aussi global que l’avenir de la planète, surtout quand on braque les projecteurs sur les militantes organisées en groupes non-mixtes. Plus pragmatiquement, on considère qu’on ne peut pas laisser un défi aussi crucial à relever à une seule moitié de l’humanité, qui plus est quand c’est celle qui est la moins écoutée.
  • Du côté de l’écoféminisme, on se sent quelque part dépossédé·e·s par l’intégration dans le jeu politique institutionnel de la cause de l’environnement : les partis « verts » fleurissent, qui témoignent parfois de scores très honorables aux élections et se font une place dans le débat politique… Alors qu’ils ne sont pas sans reproduire les mécanismes du plafond de verre en leur sein ! Un comble, pour certaines militantes de la première heure, de voir une majorité d’hommes au micro des médias et aux sièges électifs porter la thématique de l’écologie… Qui plus est, quand diverses études montrent que les femmes sont plus vertueuses au quotidien dans les actes de protection de l’environnement.
  • Du côté du féminisme qui ne se revendique pas de l’écoféminisme à proprement parler, certain·e·s s’inquiètent de ce que le propos de défense de l’environnement puisse menacer les droits des femmes : la pilule contraceptive est pointée du doigt pour ses conséquences indirectes sur les écosystèmes aquatiques, les protections hygiéniques accusées de polluer, tout comme les couches jetables dont l’usage est attribué par réflexe stéréotypé à la praticité de la fonction maternelle… Et la liste est longue de ce que l’exigence écologique traduite dans les « gestes du quotidien » pèse sur la charge mentale des femmes : qui cuisine du « fait maison » pour les petit·e·s en ayant bien veillé à acheter du bon bio produit localement ? Qui a pensé à prendre un sac recyclable pour aller faire les courses ? Qui trie les déchets ? Qui se préoccupe de laver le linge à 30° s’il n’est pas nécessaire de le faire bouillir ? Qui organise l’anniversaire des enfants en prévoyant des pailles en bambou, des assiettes en papier recyclé (après s’être demandé si le bilan du jetable « propre » est plus ou moins lourd que celui d’une grosse vaisselle à l’eau chauffée par l’énergie nucléaire) ? etc. Pour l’illustratrice Emma, qui a popularisé la notion de « charge mentale», aussi longtemps que l’on n’aura pas progressé sur le front du partage des tâches domestiques, les femmes seront cantonnées à cette écologie des « petits gestes » invisibles et sous-valorisés.
Le renouveau de l’écoféminisme à partir de 2015

Le paradigme « premières victimes, premières actrices »

Après une période de marginalisation, l’écoféminisme est puissamment redynamisé avec la Cop21, au cœur de laquelle l’ONU décrète qu’une journée (le 8 décembre 2015) sera entièrement dédiée à la question de l’égalité de genre dans les enjeux environnementaux. Expert·e·s, représentant·e·s d’ONG, personnalités du monde politique et culturel défilent à la table des débats pour alerter sur toute une série d’inégalités face au changement climatique qui précarisent les femmes : on leur apprend moins à nager et à grimper aux arbres qu’aux garçons dans certaines régions du monde qui sont précisément susceptibles d’être victimes de tsunamis ou de gigantesques inondations ; elles ont moins accès à l’information, ce qui retarde leur mise à l’abri ; elles sont une majorité parmi les parents seuls avec des enfants et sont donc davantage empêchées dans leur mobilité quand il faut fuir… A l’arrivée, elles ont 14 fois plus de risque de mourir lors de catastrophes naturelles, estime l’ONU. LONU Femmes France souligne aussi le risque accru d’agressions sexuelles et de violences conjugales lors des situations d’exception que sont les catastrophes naturelles ou crises sanitaires.

Le changement climatique a aussi des effets indirects, plus inattendus quoiqu’effroyablement réels tels que l’augmentation du nombre de mariages forcés, selon Mac Bain Mkandawire, directeur exécutif de Youth Net and Counselling interrogé par Novethic. Cela en raison de la difficulté des parents à nourrir toutes les bouches et de stratégies patrimoniales visant, dans des situations de pénurie des terres cultivables, à « rationaliser » (!) leur répartition entre familles.

Premières victimes du changement climatique, les femmes sont néanmoins les dernières à la table des discussions sur l’environnement. Constatant leur rareté parmi les représentant·e·s des Etats à la Cop21, l’ONU émet une déclaration pour exiger qu’elles soient mieux intégrées dans le même esprit que la résolution 1325, adoptée en 2000 par le Conseil de Sécurité pour augmenter la participation des femmes aux discussions sur les conflits et les accords de paix ainsi que leur intégration aux programmes de reconstruction et consolidation.

Les femmes qui changent le monde : environnement & empowerment

De nombreuses initiatives menées par des femmes pour contribuer à « sauver la planète » bénéficient d’une valorisation bienveillante, entre aide financière et matérielle, mécénat de compétences et plus ou moins grande médiatisation. La Grameen Bank fondée par Muhammad Yunus, L’ONG Ashoka, le programme Les Audacieuses développée par La Ruche, Le fonds Danone pour l’Ecosystème, entre autres, soutiennent ainsi des projets entrepreneuriaux à double bénéfice : l’empowerment des femmes et l’innovation socio-environnementale.

Pour Hélène Conway-Mouret, directrice du secteur international de la fondation Jean Jaurès, l’enjeu aujourd’hui est celui de la mise à l’échelle de ces projets, afin d’une part que les femmes qui les portent puissent en percevoir des bénéfices au-delà de la seule satisfaction de leurs besoins élémentaires et de ceux de leurs communauté et d’autre part de permettre l’essaimage et l’incrémentation de leurs idées dans l’économie globale. Ce propos rejoint les travaux de la Nobel d’économie Esther Duflo sur la dynamique empowerment des femmes/développement économique : si l’innovation sociale est largement portée par les femmes à travers le monde, il n’est pas envisageable d’en faire reposer le financement sur des solutions d’ambition modérée. En écho aux travaux de l’autre femme ayant reçu le Nobel d’économie, Elinor Ostrom, le « Bien commun » par excellence qu’est l’environnement et celui que n’est pas moins le partage inclusif du pouvoir d’agir ont grandement besoin de moyens !

Marie Donzel


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