L’entrepreneuriat social,
levier de transformation pour les entreprises

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Initiateur et co-fondateur de Ticket for Change, Matthieu Dardaillon se définit comme étant un “Dreamer & Doer”. Pour le Programme Noé, il témoigne sur son projet, sa vision et l’importance de l’intrapreneuriat social afin de réinventer les entreprises du monde de demain.

Racontez-nous votre parcours et votre projet Ticket for Change : à qui est-il destiné et pourquoi ? 

Depuis très jeune, je suis obsédé par l’idée d’utiliser mon travail pour avoir le plus grand impact positif possible. Pendant mes années d’étude en école de commerce, j’ai pris deux années de césure : une chez Danone car l’entreprise était engagée dans le social business, et une à travailler auprès d’entrepreneurs sociaux aux Philippines, en Inde et au Sénégal – une exploration racontée dans un livre co-écrit avec Jonas Guyot.

En Inde, j’ai participé à un événement unique, le Jagriti Yatra (“voyage-éveil” en hindi) : un tour de 8000 km autour de l’Inde pendant 15 jours, à la rencontre de 15 entrepreneurs sociaux d’exception (chacun ayant impacté la vie d’au moins 1 million de personnes), preuves vivantes que l’on peut contribuer à éradiquer la pauvreté tout en étant rentable économiquement. Le but : inspirer les 450 jeunes participants et les aider à trouver leur voie d’acteurs de changement. Je suis ressorti bouleversé, avec la folle envie d’initier la même chose en France, et demain en Europe. C’est le début de l’aventure Ticket for Change.

Ticket for Change est à la fois une start-up à but non-lucratif, un mouvement et une communauté d’acteurs de changement par leur travail. Notre mission est d’activer les talents de celles et ceux qui ont l’envie et le potentiel de changer le monde, mais ne savent pas par où commencer. Nous mettons en avant des modèles de réussite inspirants, créons des pédagogies du passage à l’action, et accompagnons des personnes dans leurs premiers pas. Notre MOOC « Devenir entrepreneur du changement », co-créé avec HEC Paris, a été suivi par 53 000 personnes dans 160 pays. En 3 ans, nous avons accompagné la création de 88 start-ups sociales ainsi que de 40 projets d’intrapreneuriat, avec notre activité Corporate for Change.

Comment l’entrepreneuriat social peut-il aider les entreprises à se transformer et en quoi est-ce important ?

L’entrepreneuriat social aide à voir l’entreprise autrement. Il questionne le « pourquoi » et le « comment » de l’entreprise. Il n’est aujourd’hui plus possible pour les entreprises d’ignorer deux ruptures majeures que nous sommes en train de vivre :

Une rupture écologique : chaque année, l’Overshoot Day, c’est-à-dire le jour de l’année à partir duquel la consommation humaine dépasse les ressources que la terre produit en un an, intervient plus tôt. En 1970, c’était le 29 décembre. En 1990, le 7 décembre. En 2010, le 21 août. En 2016, le 8 août. Nous avons longtemps vécu sur le mythe d’une croissance indéfinie. Nous devons désormais prendre définitivement conscience que nous vivons sur une planète avec des ressources naturelles limitées.
Une rupture sociale : les richesses sont réparties dans le monde de façon extrêmement inégalitaires, ce qui peut être la cause de mouvement sociaux et de déstabilisations extrêmement importantes. En 2017, les 8 personnes les plus riches au monde possèdent autant que 50 % de la population mondiale. En France, 21 milliardaires détiennent l’équivalent de ce que possèdent 40 % du reste de la population.

Ces deux ruptures impactent directement la manière de faire du business : pas de business durable sans prise en compte de ces dimensions.
Dans un monde en profonde mutation, où les changements s’effectuent de plus en plus rapidement, et où l’on observe une quête de sens croissante des dirigeants et des collaborateurs, je crois que le modèle de l’entrepreneuriat social peut apporter quelques clés de transformation pour les entreprises.
Dans l’entrepreneuriat social – sans vouloir tomber dans la caricature :

– La finalité est inversée : le profit est un moyen, pas une finalité en soi. La mission de l’entreprise est de résoudre un problème social et/ou environnement. La finalité est plus large que de générer des profits. L’entreprise ne cherche pas à maximiser les profits, mais à les optimiser. De par son projet, l’entreprise cherche à créer de la valeur économique mais aussi de la valeur pour la société.
– Les fonctionnements sont entrepreneuriaux : les ressources étant limitées, l’enjeu est de « faire beaucoup avec peu ». L’entreprise porte une vision de long terme, associée à une agilité de court terme (contrairement peut-être à certaines entreprises qui ont des objectifs de profits à court terme – trimestriels – associés à des programmes de long terme nécessitant de gros investissements et de multiples comités décisionnaires).
– La gouvernance est généralement partagée : l’entreprise est un projet collectif, et cela se reflète dans les décisions et les fonctionnements au quotidien.
– La finance est nécessaire pour le bon fonctionnement de l’entreprise, mais n’a pas la primauté sur toutes les décisions. La vision et l’impact souhaité guide les chiffres, et non l’inverse.
– Le but du marketing n’est plus de faire consommer plus mais de consommer mieux. Le marketing est porteur de nouvelles valeurs.
– L’entreprise est ouverte : l’entreprise travaille en réseau, avec des partenaires privés, publics, associatifs ; elle cherche à collaborer plutôt que se protéger.
– Les leaders ne sont pas seulement les plus créatifs ou les plus performants, mais aussi les plus bienveillants, empathiques et collaboratifs.

Evidemment, toutes les entreprises n’ont pas vocation à devenir des entreprises sociales. Mais je suis convaincu que l’entrepreneuriat social est un laboratoire du capitalisme de demain.

A votre avis, les entreprises en France ou à l’international, tout secteur confondu, se doivent-elles d’intégrer l’innovation sociale et durable dans leur activité et pourquoi ? 

C’est une absolue nécessité pour moi. Une entreprise ne peut pas prospérer dans un environnement dégradé, avec des tensions sociales exacerbées. Créer de la valeur pour la société dans son ensemble est à la fois une nécessité économique – pour elles prospérer – et morale – les entreprises ont des leviers uniques pour lutter contre des problèmes sociétaux urgents et importants.
Elles y ont aussi un intérêt : développer l’innovation sociale et durable – sous la forme d’intrapreneuriat ou de partenariat avec des entrepreneurs sociaux en externe – leur permet de :

Innover : les entreprises, en changeant de lunettes et leurs habitudes, peuvent être amenées à inventer de nouveaux produits ou de nouvelles manières de travailler.
Le programme Accès à l’Énergie de Schneider Electric est – comme son nom l’indique – un programme d’accès à l’énergie pour tous. La R&D de l’entreprise a inventé de nouveaux produits prenant en compte de nouvelles contraintes. De nombreuses offres ont été inventées : des solutions pour les foyers et micro-entreprises (lampes portables, système solaire domestique, micro-système solaire et station de charge USB) aux solutions pour l’éducation, la santé, l’agriculture, les services, les villages et les communautés (micro-centrale, pompage solaire, lampadaire solaire) afin de répondre à tous les besoins en électricité des populations rurales et péri-urbaines dans le monde. A date, 4,2 millions de foyers à la base de la pyramide ont désormais accès à l’énergie grâce aux solutions et programmes développés par de Schneider Electric.

Un bon exemple pour illustrer la réinvention des manières de travailler est probablement le social business Grameen Danone au Bangladesh. Le but de l’entreprise sociale est de lutter contre la malnutrition et la pauvreté au Bengladesh à travers la vente du Shokti Doi, un yaourt renforcé en micronutriments et vendu à bas coût pour être accessible à tous. Pour Danone, c’est un laboratoire d’innovations sur toute sa chaîne de valeur : Grameen Danone est financé de façon originale, par une SICAV solidaire ; la R&D du Groupe a dû imaginer comment ajouter des nutriments au yaourt tout en lui conservant un goût agréable ; la taille de l’usine est cent fois plus petite que celle des autres usines du Groupe et réinvente donc les manières de produire ; la distribution des yaourts est assurée hors chaîne du froid par des Grameen Ladies, en porte à porte. Ensuite, cela peut permettre des reverse innovations, ou comment ces expérimentations peuvent nourrir le business classique de Danone.

S’adresser à de nouveaux clients : bien souvent, les entreprises classiques ne s’adressent pas à tous les publics, notamment les plus démunis. L’innovation sociale peut leur permettre de s’y adresser – dans une démarche non-lucrative – pour éventuellement fidéliser cette clientèle, une fois sortie de la précarité. Je peux donner l’exemple du social business du groupe Renault. Renault Mobiliz a pour objectif de lever les obstacles de mobilité des personnes en situation de précarité dans leur recherche d’emploi. Dans le cadre de ce programme, deux cent cinquante “garages solidaires” proposent à ces personnes de réparer ou d’acheter un véhicule à prix coûtant. Pour ces personnes, cela représente une économie de 50 à 60 %. Quant à Renault, il n’y trouve pas un bénéfice immédiat mais cela rentre dans sa responsabilité sociale et cela lui permet de tisser des liens avec une future clientèle potentielle.

Attirer et fidéliser les meilleurs talents : l’engagement social et environnemental est un vrai vecteur d’attraction, de motivation et de fidélisation des talents, de toutes les générations, et probablement particulièrement des talents de la génération Y. On le voit de plus en plus dans les entreprises avec qui nous travaillons : la demande est énorme. Permettre à des collaborateurs de travailler sur des projets porteurs de sens leur donne de l’énergie, les rend fier de leur entreprise et les pousse à donner le meilleur d’eux-mêmes. En s’engageant de manière sincère sur des causes, l’entreprise peut attirer des talents qui cherchent à avoir un impact et qui s’engagent fortement lorsqu’ils sentent qu’ils sont en cohérence avec la finalité de l’entreprise.

Indirectement donc, cela leur permet de développer leur business – tout en ayant un impact positif sur la société.

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